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LE CONSENSUISSE

Marc CHEVREL et Jean-Philippe VERT

Au cours de son histoire, la Suisse a su exploiter sa grande diversité sociale, linguistique et religieuse, pour créer une véritable démocratie et s'assurer un bien-être matériel enviable. Son secret? Un art du consensus, qui pourrait nous inspirer lorsque nous désirons gérer efficacement des problèmes autrement que par le conflit.


Qu'est-ce qui fait marcher la Suisse? Mettant de côté ses à priori souvent négatifs, le Français qui daigne examiner la question se trouve confronté à des logiques mystérieuses et pour lui furieusement exotiques, d'autant plus étranges qu'elles concernent un pays limitrophe dont le cinquième de la population parle sa langue. Habitué à sa République une et indivisible, il découvre des "Républiques et cantons" formant une confédération, dotée qui plus est de quatre langues officielles. Quand les gouvernements de coalition restent sinon honnis du moins suspects chez lui, il observe un pays dirigé depuis quatre décennies par un conseil fédéral regroupant tous les grands partis politiques. Les exemples pourraient s'accumuler d'ailleurs, tant la Suisse surprend par sa capacité à concilier les différends, et à tirer le meilleur de sa diversité. C'est donc tout naturellement que le secret suisse se dévoile, lui qui fait cruellement défaut à son voisin : la notion de consensus.

Une nécessité historique

Le consensus fut historiquement une nécessité pour la Suisse, permettant à la confédération de naître et de survivre malgré sa diversité. La conscience populaire attribue pour acte de naissance au pays l'alliance militaire de 1291 entre les régions de Schwyz, Unterwald et Uri, afin de protéger la route du Gothard contre les visées des Habsbourg. À la naissance du pays se trouve donc une volonté – les Suisses aiment à dire qu'ils sont une Willensnation –, et l'alliance s'étend progressivement aux villes du plateau (Berne, Zurich, Lucerne). La Suisse initiale est une alliance lâche de cantons, qui restent libres de se lier avec d'autres États tant que cela ne contrevient pas à l'intérêt de la Confédération.

Cette alliance n'est cependant pas sans connaître des tensions internes. Les premières crispations se développent dès le XVe siècle entre villes et montagnes, mais l'intérêt économique entre les agriculteurs du plateau, les éleveurs des montagnes et des marchands des villes aura toujours le dernier mot. Puis la Réforme, où la Suisse tient une place éminente puisque Zurich est la ville de Zwingli et que Genève accueille Calvin, crée un nouveau clivage entre les cantons protestants et les cantons catholiques, qui se combattent mais sans tomber dans le piège de la guerre de Trente ans. Enfin l'invasion française en 1798, et l'accession au rang de cantons des anciens pays sujets ou des bailliages communs crée les derniers cantons suisses (au Jura près), francophones ou italo phone. L'histoire de la Suisse est ainsi jalonnée de conflits, souvent sanglants, entre cantons, le dernier ayant eu lieu en 1847 juste avant la création de l'État fédéral, lorsque les cantons conservateurs constituèrent le Sonderbund pour essayer d'échapper à la tendance centralisatrice qui se dessinait sous l'impulsion des radicaux qui tenaient les cantons protestants.

Malgré ces conflits, la Confédération a tenu bon et est restée entière. Qui plus est, les Suisses ont pris l'habitude de vivre ensemble, et ont appris à reconnaître les bienfaits du consensus. Ce qui a commencé par une alliance défensive s'est peu à peu mué en véritable pays. De même, la négociation sociale, appelée paix du travail, est née dans les années 1930, alors que la nation se sentait menacée par le fascisme et le nazisme environnants : il y avait une nécessité impérieuse de s'entendre et de serrer les coudes. C'est également pendant la seconde guerre mondiale, période propice aux alliances sacrées, que le parti socialiste a obtenu son premier représentant au conseil fédéral. Et comme ces expériences se sont bien passées, elles se sont poursuivies lorsque les conditions qui les avaient engendrées ont disparu : les relations sociales sont toujours marquées en Suisse par la nécessité de la paix du travail, et les socialistes sont devenus un membre éminent de la coalition gouvernementale et le premier parti suisse.

Souvent affublé du qualificatif "mou" ou "paralysant" en France, le consensus apparaît donc tout autre dans la réalité suisse. Nécessité historique, il est devenu une manière naturelle de concevoir les relations entre groupes et de gérer les conflits d'intérêts, caractérisée par un refus de l'irréparable et une recherche constante de la conciliation des opposés.

Une autonomie revendiquée

Le premier moteur de cette capacité à éviter les conflits destructeurs semble paradoxalement être le souci exacerbé d'autonomie et de liberté revendiqué par chacune des parties en présence. Faisant sienne la logique de "ne pas faire à autrui ce que l'on ne voudrait pas qu'il nous fît", le Suisse interfère au minimum dans les affaires des autres, afin qu'il reste, par réciprocité, maître des siennes.

C'est donc une version minimaliste du consensus qui s'impose d'abord, une adhésion négative, que le système fédéraliste en place illustre parfaitement. Formellement, tout d'abord, puisque la Constitution est chargée d'attribuer les compétences du centre et des États : ces derniers, comme il est de règle dans une fédération, disposent de la compétence générale, alors que la Confédération n'a que les attributions qui lui sont explicitement reconnues par la loi fondamentale. Lors de la fondation de l'État en 1848, il s'agissait essentiellement des droits de douane, de la monnaie, des lois concernant l'armée, des affaires étrangères. Puis une tendance à la centralisation a conduit à l'octroi de compétences de plus en plus larges à la Confédération, ce qui a nécessité de nombreux ajouts constitutionnels dont témoignent aujourd'hui les articles numérotés bis, ter, quater (jusqu'à novies pour les articles 24 et 34). L'exigence que toute attribution du centre soit sanctionnée par un article constitutionnel a ainsi engendré une certaine inflation, et l'on retrouve des sujets aussi divers que les taux maximaux des impôts, le trafic routier, les alcools, le logement, que l'on retrouve rarement dans les Constitutions d'autres pays. Malgré cet accroissement des pouvoirs de la Confédération, les cantons demeurent, aux termes de la Constitution, souverains, et même si cette souveraineté ne correspond en rien à celle dont jouissent les États voisins de France, d'Italie ou d'Allemagne (au regard du droit international, seule la Suisse est bien entendue souveraine), cette idée de souveraineté des cantons est fortement ancrée dans les esprits (" La République de Genève est alliée à des cantons suisses, mais à part cela nous n'avons rien de commun avec ces gens. ", Albert Cohen, Belle du Seigneur).

Par ailleurs, même lorsqu'elle détient une compétence, la Confédération s'en remet aux cantons pour sa mise en œuvre : cette pratique est appelée fédéralisme d'exécution, même si les fonctionnaires fédéraux préfèrent parler de fédéralisme coopératif. Concrètement, cela signifie que la Confédération ne possède pas de personnel sur place dans les cantons, contrairement à ce qui se passe par exemple aux États-Unis, à l'exception des fonctionnaires des douanes : tout le reste est concentré à Berne, à quelques exceptions près (le tribunal fédéral siège à Lausanne, le tribunal des assurances à Lucerne). Ainsi, l'office fédéral de la police n'a qu'une centaine de policiers à sa disposition, et encore cela est-il récent, tant la nécessité de renforcer la coordination entre vingt-six appareils policiers qui luttent contre des criminels parfois organisés à l'échelle mondiale s'est fait ressentir. On est donc loin du FBI américain.

La relation entre l'exécutif et le législatif illustre également ce souci d'autonomie typique du consensus helvétique. Contrairement à ce qui se passe ailleurs en Europe, le gouvernement suisse ne peut pas être renversé par le Parlement, mais inversement il ne peut pas prononcer la dissolution du pouvoir législatif. Certes, c'est l'assemblée fédérale qui désigne les ministres appelés à siéger au conseil fédéral (le gouvernement), mais passée l'élection elle ne peut plus rien faire. Le contrôle est encore plus faible dans la plupart des cantons puisque le Conseil d'État (l'exécutif cantonal) est souvent élu directement par le peuple. De ce fait, il arrive parfois qu'un exécutif majoritairement à gauche cohabite avec une assemblée à droite, comme dans le canton de Vaud pendant une partie de la dernière législature, ou bien le contraire, comme c'est le cas actuellement à Genève. Le législatif et l'exécutif sont ainsi bien indépendants l'un de l'autre et n'ont aucun moyen de pression réciproque, bien que dans les faits, l'exécutif dispose d'une prééminence importante, comme ailleurs en Europe, ne serait-ce que parce qu'il dispose de l'appareil administratif.

Des structures contraignantes

Ce premier moteur, presque égoïste, ne saurait bien sûr engendrer à lui seul la cohésion nécessaire au consensus. De même que les traités d'alliance entre cantons primitifs leur imposaient des contraintes et des obligations de défense réciproques, pour leur permettre de conserver leurs souverainetés, des structures, forgées par le temps, forcent aujourd'hui les Suisses à se mettre d'accord. Il en est ainsi du gouvernement de coalition, presque institutionnalisé sous le terme "formule magique". Depuis 1959, en effet, les sept ministres du conseil fédéral se répartissent presque à la proportionnelle des quatre grands groupes parlementaires. Ce gouvernement dispose ainsi des quatre cinquièmes des sièges à l'Assemblée fédérale et de plus de 70 % des voix des électeurs. Toutefois, ce gouvernement ne correspond pas à une coalition au sens classique du terme, puisqu'il n'y a pas d'accord programmatique entre les partis concernés, ni avant ni après les élections : les sept ministres sont élus séparément par le Parlement, sans attribution de portefeuille (cette répartition est affaire du gouvernement dans son ensemble) et surtout sans chef de gouvernement. Certes, l'Assemblée élit tous les ans un des conseillers fédéraux président de la Confédération, mais il n'est qu'un primus inter pares et n'exerce que des fonctions de représentation. Le gouvernement suisse, de même que les gouvernements cantonaux, est donc proprement collégial, bien plus que n'importe quel autre gouvernement européen, et les décisions y sont prises par votes entre ministres. Aucun parti n'ayant la majorité à lui tout seul, la moindre action doit être discutée : ce gouvernement en lui-même est déjà une structure qui naturellement engendre le consensus.

Un des mécanismes les plus originaux pour favoriser le consensus est néanmoins le référendum. Alors que l'institution même n'est pas l'apanage des Suisses, la façon dont il est utilisé singularise le pays par rapport à d'autres, où il n'a d'ailleurs pas très bonne presse : en France, où il est accusé de dérives plébiscitaires, en Allemagne, où il est interdit en raison des utilisations qu'en a faites le nazisme, ou bien au Royaume-Uni, où le Parlement reste la source primordiale de souveraineté, il s'est partout heurté à des écueils qu'il a su éviter en Suisse. En particulier, la faible personnification du pouvoir a évité la dérive plébiscitaire, puisque les citoyens répondent le plus souvent simplement à la question posée, selon leur propre jugement. Il peut tout de même sembler paradoxal de voir dans le référendum un outil du consensus, alors qu'il divise au contraire nécessairement la population brusquement. C'est parce qu'indirectement, il joue à notre avis un double rôle extrêmement utile. D'une part, il fait peur à la classe politique, car il peut paralyser le fonctionnement du pays pendant un temps relativement long et remettre en cause brutalement toute décision. Aussi les dirigeants ont-ils naturellement tendance à rechercher l'accord le plus large possible avant de passer au vote parlementaire. Il agit ainsi par la menace et non par l'exécution, pouvant dans cette optique être comparé à la tradition des mouvements de grève dont notre pays souffre. Et même en cas d'e xécution, d'autre part, il permet la recherche du consensus par le temps très long qu'il nécessite dans sa mise en œuvre et le fait qu'il privilégie le status quo tant qu'un accord n'a pas été trouvé – ces vertus ne se retrouvant qu'à peine dans les grèves qui nous sont chères.

Le triptyque nombre-complexité-lenteur

Ces deux mécanismes complémentaires - désir d'indépendance et structures contraignantes - créent une logique de consensus, qui se manifeste elle-même par des traits généraux, plus ou moins flatteurs. En premier lieu, la diversité et le nombre des acteurs concernés lors des prises de décision intrigue le Français, habitué à louer l'idée du chef sachant décider seul et pour le bien de tous. Refusant l'arbitraire même de la majorité, la manière suisse de résoudre les conflits d'intérêt consiste à inviter les parties concernées à devenir les acteurs de la décision, et non à la subir. En contrepartie, c'est précisément cette participation qui engendre le consensus, ou plus précisément le sentiment d'avoir été écouté et d'avoir participé qui engendre l'acceptation de la décision finale. La décentralisation maximale des décisions et l'investissement d'un grand nombre de citoyens dans la vie publique interpellent donc le Français, habitué au centralisme de son pays et à l'abîme qu'il ressent entre lui et ses hommes politiques.

C'est ainsi que l'usage naturel du vote du peuple, lorsqu'il s'agit de trancher une question importante, engendre un débat auquel tout groupement d'intérêt peut participer. À l'extrême, on peut s'amuser de la technicité de certaines questions que le peuple doit trancher, allant de l'entrée dans l'ONU au tonnage des camions autorisés à circuler sur les routes, mais c'est bien cette diversité qui fait la force de ce mode de décision, et qui rassure le citoyen quant au contrôle qu'il exerce sur les choix faits.

Même sans aller jusqu'au vote populaire, la multiplicité des acteurs est notable dans la phase dite "pré-parlementaire" des projets de lois. Avant d'être rédigé et soumis au vote du Parlement, chaque projet de loi fait en effet l'objet d'une ébauche vouée à transiter entre de nombreux intervenants, parmi lesquels les gouvernements cantonaux et les centrales des organisations professionnelles. Ce n'est qu'après la prise en compte des avis de tous ces acteurs que le texte du projet de loi est finalement rédigé, lui assurant généralement une assise consensuelle suffisamment large pour qu'il soit accepté.

Si l'intervention du plus grand nombre est naturelle quand on évoque des processus consensuels, la complexité qui en découle ne devrait pas surprendre. Il est en effet rare qu'une décision simple recueille l'assentiment général sur des problèmes sensibles. Dans de tels cas, la complexité naît naturellement de la prise en compte des intérêts divergents, et permet en plus de créer un consensus entre les protagonistes : d'autres que les Suisses sont parfois confrontés àce phénomène, lorsqu'il s'agit par exemple de choisir un gouverneur pour la Banque Centrale Européenne.

Tenter de comprendre les mécanismes de péréquations intercantonales suisses, c'est-à-dire la répartition des ressources et des charges publiques entre les différents échelons de la confédération (fédération, cantons et communes), tient par exemple de la gageure pour celui qui oublierait la manière dont elle est décidée. Fruit de négociations d'autant plus sensibles qu'il s'agit de francs suisses, la péréquation est basée sur un indice prenant en compte de multiples facteurs, tels la taille des cantons, leur santé financière, mais aussi la part de montagnes et de lacs dans leur géographie! Ainsi peut-on y lire de manière indirecte les différentes sensibilités en jeu lors de sa discussion, camouflées dans la complexité du résultat. Il est remarquable de noter que cette particularité se retrouve de plus en plus au niveau européen, où les procédures d'unanimité, notamment, créent ce besoin de prendre en compte les opinions et désirs de chacun, engendrant de manière nécessaire des décisions complexes.

Conséquence logique de ces deux caractères, les décisions complexes, préparées par un grand nombre d'intervenants, mettent du temps à être prises. La lenteur, qui rend le Suisse célèbre à l'étranger, s'observe de manière privilégiée à la lumière du processus consensuel. Ainsi en est-il du projet actuel de révision totale de la Constitution, vieux serpent de mer de la confédération. Ayant subi plus de 140 révisions partielles en 124 ans, la Constitution est devenue un texte illisible, parsemé de bis, ter ou quater, mélangeant libertés fondamentales et lois particulières, et ne flattant guère la fierté du pays. C'est dans les années 1970 que les politiques se mirent au travail avec une certaine conviction, afin de changer cet état de fait. Dix-sept ans plus tard, l'Assemblée fédérale demanda au conseil fédéral de faire une proposition. Neuf années passèrent encore avant que celui-ci ne soumette un message aux Chambres, et la nouvelle Constitution pourrait être soumise au constituant (peuple et cantons) en... 1999! Et encore ne s'agit-il que d'un " toilettage ", puisque l'opération se limite à réorganiser l'ensemble du droit constitutionnel existant, écrit et non écrit, dans un texte cohérent : on n'en profite pas directement pour changer certaines dispositions, la classe politique ayant jugé plus prudent de faire des propositions séparées, et ainsi limiter les risques d'un rejet total par le constituant.

De même la construction européenne gêne-t-elle grandement la Suisse par sa rapidité, alors que le pays a besoin de temps pour l'accepter et décider ou non d'y participer. Ce point précis est largement mis en avant actuellement, les pro-européens redoutant de rater des échéances primordiales. A contrario, les anti-européens insistent sur les valeurs suisses remises en cause par cette construction, et mettent en avant la capacité naturelle du pays à traverser les époques en s'épargnant les peines vécues chez ses voisins, tout en développant un bien-être enviable. Cela vaut-il donc la peine de s'affoler lorsque les grandes nations, toujours suspectes, prétendent réaliser en quelques années une utopie déjà ancienne? "Zeit bringt Rat" répond le pragmatisme helvète, peu enclin au changement. Ce conservatisme et cette appréhension du changement ne sont cependant pas des conséquences d'un manque de personnes prônant le changement, loin s'en faut : la grande majorité des élites intellectuelles, politiques ou économiques sont pour un rapprochement avec l'Union Européenne, mais c'est bien cette nécessité de consensus général qui freine le mouvement.

La force du consensus

Pléthore d'acteurs lors des prises de décision, complexité de celles-ci, et lenteur des changements, sont donc les prix à payer par le consensus à la Suisse. Toutes ces manifestations, correspondant assez bien aux préjugés français de "paralysie" et de "mollesse" que nous évoque le consensus en général, ne devraient cependant pas minimiser deux caractéristiques qui nous ont également frappés, en plus de la satisfaction intellectuelle procurée par la négation de la tyrannie que le modèle suisse propose.

La force des décisions prises par consensus constitue la première de ces caractéristiques. Car il est clair qu'une décision longuement mûrie, et finalement approuvée par une large majorité, s'assure une pérennité à laquelle ne saurait aspirer une décision prise de manière plus arbitraire. En d'autres termes, malgré la lenteur des processus décisionnels, ils nous semblent efficaces car leurs résultats ne sont pas constamment remis en question. La première illustration de cette force est la relative stabilité du pays, qui traversa plus de sept siècles mouvementés en Europe en conservant toujours au moins un semblant d'unité malgré la présence en son sein d'éléments destructeurs partout ailleurs : sa diversité linguistique, religieuse et sociale. L'ironie populaire explique cette stabilité par un adage : "les Suisses s'entendent parce qu'ils ne se comprennent pas". L'explication, certainement incomplète, présente le souci d'indépendance comme une des sources du consensus, tout en négligeant les forces centripètes telles les structures évoquées précédemment. Mais cette conscience d'une "magie" suisse, parfois même exacerbée sous la forme d'un complexe de supériorité notamment économique, existe bel et bien parmi les auteurs de ce miracle.

Cette efficacité de la gestion consensuelle est d'ailleurs un avantage compétitif certain dont l'économie suisse a su tirer profit. L'extraordinaire réussite économique de ce petit pays ne réside pas uniquement dans son secret bancaire mythique, comme ses détracteurs l'expliquent trop souvent, mais aussi et surtout dans la réussite d'un secteur d'exportation très puissant, représenté essentiellement par de grosses multinationales du domaine de la chimie, de la machine ou de la microélectronique notamment, et dans la surprotection d'un secteur intérieur, englobant l'agriculture, et où pullulent PME et cartels. Remise en question par les lois élémentaires du commerce mondial, cette organisation consensuelle a permis au pays d'acquérir un bien-être économique largement envié autour de lui.

L'organisation des entreprises a également su profiter de certaines qualités du modèle suisse, telles le non interventionnisme de l'État dans la vie des grosses entreprises, à l'image de sa discrétion vis-à-vis de ses citoyens. C'est certainement une des raisons pour lesquelles les multinationales comme Nestlé, qui possède 98 % de ses activités hors de la Suisse, tiennent à conserver leur nationalité helvète. Cette discrétion de l'État est bien sûr rendue possible par la grande responsabilisation des entreprises en termes sociaux ou environnementaux. Un des plus remarquables succès de ce modèle est sans conteste la paix du travail, rendue possible par la qualité des discussions et négociations au sein des branches professionnelles et des entreprises, et constituant un véritable avantage compétitif pour les entreprises en bénéficiant.

Le laboratoire suisse

La robustesse des démarches consensuelles s'accompagne d'autres effets bénéfiques, parmi lesquels la possibilité d'expérimentation. Par ce terme nous entendons la marge de manœuvre et de liberté accordée à chaque acteur de la vie socio-politique en Suisse. Pour un État, ces possibilités de différenciation constituent un atout majeur, et fondamentalement contraire aux conceptions françaises de l'égalité au sein de la nation. Il devient en effet possible de tester des solutions à des problèmes divers, à l'échelon local, les "bonnes" solutions se propageant ensuite de manière naturelle à l'ensemble de la nation.

La manière dont le vote des femmes s'est d'abord développé dans un petit nombre de canton dès 1959, alors qu'il était refusé à 2 contre 1 par le peuple à cette époque, illustre cette liberté qu'ont les cantons d'innover sur le plan législatif même quand l'ensemble du pays s'oppose clairement au changement prévu. C'est tout naturellement que l'innovation s'est progressivement propagée, car justement l'expérience s'avérait positive là où elle avait été tentée, jusqu'à être enfin reconnue dans presque tout le territoire en 1971. De même observe-t-on actuellement, dans certains cantons, des innovations législatives fortes quant au droit d'asile ou de vote des étrangers, qui représentent tout de même un cinquième de la population, et alors qu'il est clair que l'ensemble du pays n'est pas prêt à assouplir brutalement ses lois dans un domaine aussi sensible. Ainsi de Genève qui innova dans le domaine des incitations, notamment financières, au départ des étrangers, ou des cantons de Neuchâtel et du Jura, qui ont accordé le droit de vote aux étrangers pour les élections municipales ou cantonales. On peut supposer que ces expériences seront jugées et éventuellement reprises par d'autres cantons, en fonction de leurs résultats, tout comme le vote des femmes fut jugé et évidemment repris un peu partout. Mais à la différence de celui-ci, à propos duquel la Suisse était en retard par rapport à ses voisins, les positions prises quant au droit des étrangers sont parfois très osées, preuve que le pays peut se permettre d'innover même sur des sujets brûlants.

Des idées pour l'Europe ?

L'art du compromis et du consensus n'est certainement pas une faculté naturelle chez l'homme, mais peut s'apprendre notamment grâce à des structures contraignantes, comme l'exemple Suisse tend à le montrer. Cet art trouve tout son sens dans les conflits d'intérêts où des stratégies " gagnant-gagnant " existent, et ces situations abondent dans la réalité.

La construction Européenne en est un exemple tellement grossier que nous ne nous en rendons même pas compte. Car même chez les visionnaires qui tentent de penser l'Europe de demain, la question des changements de mentalité nécessaires au fonctionnement d'une telle confédération est rarement effleurée, et tourne trop souvent à un manichéisme primaire où la force des identités nationales défigure toute discussion. L'expérience Suisse telle que nous avons tenté de la dépeindre, et malgré toutes les insuffisances de notre analyse, peut au moins nous convaincre de la viabilité de systèmes originaux, où la contradiction entre intérêts privés et communs s'efface au profit de tous.


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